Quelques extraits du deuxième bulletin Sortir de l'Économie
Extrait p 4.
On connaissait déjà le contenu des dialogues entre les derniers des musiciens sur le pont du Titanic économique, sur le mode du «Comment allez-vous, madame Economie ? Très bien, le prix de la conscience est déjà fortement à la hausse» : la marchandisation des pollutions par l’écocapitalisme cherchant à s’acheter une bonne conscience en compensant les émissions polluantes des pays du Nord par des transferts technologiques en vue des futures «non-émissions» des pays du Sud, se porte en effet à merveille. On voit aussi apparaître l’idée d'«un marché de crédits biodiversité», comme il existe un marché de crédits carbone pour lutter contre le réchauffement. L’idée serait de payer des «projets de compensation» pour des dommages infligés à un environnement par la construction d’infrastructures (autoroutes, étalement urbain, etc.), selon «une grille fixant le prix d’un hectare de prairie, de forêt ou de zone humide». Cette «grille» fixant la valeur de chaque habitat-type existe déjà aux Etats-Unis, où par exemple la destruction d’un hectare d’habitat à crevettes d’eau douce vous coûtera 290.000 euros. L’ingénierie et la marchandisation environnementale tournent donc à plein régime.
Mais la marchandisation des pollutions n’est pas seulement à l’oeuvre dans les cénacles du G8, elle est aussi à l’oeuvre dans les rangs de la militance écologiste et des économistes en chef de l'altermondialisme. Car finalement le boycott des «grandes surfaces» et de certaines «marques» pour mieux privilégier quelques formes de «commerce éthique» pour lequel on encouragera la consommation, n’est qu’un «nouveau» mode d’action qui cache une croyance naïve en la possibilité d’un capitalisme à visage humain, quand il ne fait pas de la consommation une forme d’action politique : «Acheter, c’est voter!», ce qui est le summum finalement de l’esprit marchand voulant faire jouer la concurrence, «si vous n’aimez pas les pollutions, vous achèterez» et autre «j’achète, donc je pense». Non seulement l’«alternative» repose simplement sur l’idée de faire toujours jouer la concurrence, mais on marchandise aussi les mutilations incommensurables à la vie infligées par les nuisances écologiques ainsi que la simple décence de conditions de travail, par un autre calcul des prix de toujours la même mise en équivalence universelle. Et de plus en plus d’argent s’éloigne alors des sentiers battus pour s’en aller irriguer les circuits économiques «alternatifs» d’une supposée économie à visage humain. La consomm’action n’est que l’avant-garde de la mutation éco-capitaliste. Mais partout le fluide du fric s’insinue par les moindres fissures qui s’entrouvrent à la longue dans le Rideau de fer de nos vies.
(…)
Extrait p 8.
L’écologie des alternatifs est finalement l’avant-garde de l’écologie machinique de demain qui taxe, qui réglemente, qui sur-organise, qui fait décroître, partout la lutte contre les nuisances écologiques passent par leur mise en valeur, et comme toujours, «l’extension accélérée du marché oblige à y inclure, donc à tarifer ce qui lui échappe encore. Car dans la mesure où certains biens essentiels dont nul ne se préoccupe restent gratuits, ils sont exploités sans mesure. Pas besoin de se gêner puisqu’ils ne coûtent rien. C’est ainsi que la clarté des rivières, le silence des villes, l’azur de la Méditerranée, menacés de disparition, manqueront un beau jour à l’industrie elle-même. Il devient donc urgent d’en faire le décompte et d’en fixer la valeur, et la seule qui soit reconnue de tous [par nos écologistes machiniques comme alternatifs] est celle qui s’exprime en francs. Il va falloir déterminer les coûts, les indemnités à payer aux particuliers, à l’Etat et aux industriels eux-mêmes. C’est d’autant plus urgent que ce qui était donné par la nature doit être désormais fabriqué à grands frais. Demain les produits les plus chers seront l’air, l’eau, la mer ou les plages épurées, recomposées à force de raffinements scientifiques et chimiques. La fabrication des éléments ou paysages qu’on avait autrefois pour rien sera sans doute l’industrie la plus puissante, donc celle qui procure les plus gros profits ».
Note sur les noix de lavage et leur « commerce équitable » (p 5.)
« On a vu arriver sur les marchés européens, depuis quelques années, un nouveau “ produit miracle ” : les noix de lavage venues des Indes qu’on utilise aussi bien en lessive qu’en savon ou shampoing… De quoi s’agit-il ? De noix produites par des « arbres à savon » (Sapindus Mukorossi), actuellement sauvages, dans certains états des Indes (l’Imachal Pradesh par exemple). Azimuts-Artisans du Népal, entreprise bien connue du commerce équitable, nous précise qu’un “ collecteur ” achète les noix aux paysans, après cueillette manuelle, pour les revendre à un grossiste qui va permettre de fournir la demande locale (en incorporant ces noix à des lessives chimiques). Que les habitants de ces états disposent ainsi d’un produit de lavage accessible, relativement écologique, fort bien. Qu’on développe cette activité économique pour fournir un marché européen (qui ne demande pas tant !) pose certains problèmes éthiques, économiques et sociaux autant qu’écologiques. En effet, les conséquences économiques, sociales humanitaires locales, à très court terme sont parfaitement prévisibles :
- développement pour l’exportation d’une ressource vivrière sauvage
- mise en culture, sans nécessité locale ni régionale
- tendance à la monoculture d’exportation (type quinoa, café, thé, sucre…) et déséquilibre régional
- déperdition des ressources similaires dans les pays importateurs (le saponaire en Europe, par exemple)
- effet pervers d’une “ mode ”, d’une “ tendance ” : d’autant plus que ces noix de lavage ont un résultat sensiblement éloigné de nos lessives européennes produites localement et sans danger pour l’environnement… Quand les bobo en auront assez des noix de lavage que restera-t-il aux Indiens de l’Himalaya… ?
L’importation en Europe de ces noix de lavage (avec l’aberration écologique que constitue son transport) relève très exactement de la fausse “ bonne ” idée qu’on peut assimiler à du néo-colonialisme ».
Patrice de Bonneval, Faites vos cosmétiques et vos shampoings, éditions de l’Encyclopédie d’utovie, 2006, p. 40-41.
Extrait p. 6 à propos du "minimum vital".
Le capitalisme n’est pas né de lui-même, mais du travail. C’est le salaire qui a déterminé le profit. Le salaire porte en lui un renoncement tel au droit de consommation, que je trouve absolument utopique vouloir l’utiliser à l’agencement de l’égalité économique. Le salaire qui a fondé l’asservissement de l’homme ne saurait, en toute honnêteté, participer à sa libération.
[Gaston BRITEL], La foire aux ânes ou de l’abolition du salariat, éditions Le Coquelicot, 2007, p. 40-41 et p. 27.
Extrait p. 20
(…) se rapportant donc à une mesure d’équivalence générale et universelle, c’est-à-dire à l’argent, ce qui est reconnu n’est en rien ce travail à chaque fois particulier, il n’est qu’un travail quelconque, universel et général, c’est le « travail social nécessaire » d’un individu abstrait de toutes individualités, particularités et situations (grand, fort, peu costaud, timide, malheureux, mal réveillé, etc.) à effectuer cette dépense de force vivante : c’est un « travail mort » ou abstrait qui est seulement reconnu car général puisque sans rapport avec le vécu (voir ci-dessous « Aliénation idéologique ou aliénation réelle ? »). La valeur des marchandises échangées devant s’équivaloir pour permettre l’acte achat/vente, les travaux contenus dans chacune de ces marchandises doivent aussi être équivalents.
Encart p. 19
Aliénation idéologique ou réelle ?
« Le travail abstrait n’est pas une généralisation mentale, mais une réalité sociale, une abstraction qui devient réalité. Nous avons vu que, si toutes les marchandises doivent être échangeables entre elles, le travail contenu dans les marchandises doivent également être immédiatement échangeable. Il peut l’être seulement s’il est égal dans toutes les marchandises, s’il s’agit toujours du même travail. Le travail contenu dans une marchandise doit être égal au travail contenu dans toutes les autres marchandises. Dans la mesure où ils se représentent dans la valeur, tous les travaux valent seulement comme ‘‘ dépenses de la force humaine de travail ’’. Leur contenu concret est effacé, ils se valent tous. Ce n’est pas une opération purement mentale : en effet, leur valeur se représente dans une forme matérielle, la valeur d’échange, qui dans les conditions plus évoluées prend la forme d’une quantité déterminée d’argent. L’argent représente quelque chose d’abstrait – la valeur -, et il le représente en tant qu’abstrait. Une somme d’argent peut représenter n’importe quelle valeur d’usage, n’importe quel travail concret. Là où la circulation des biens est médiatisée par l’argent, l’abstraction est devenue bien réelle. On peut ainsi parler d’une ‘‘ abstraction réelle ’’. L’abstraction de toute qualité sensible, de toutes les valeurs d’usage, n’est pas un résumé mental, comme lorsqu’on fait abstraction des genres différents d’animaux pour parler de ‘‘ l’animal ’’ qui pourtant n’existe pas en tant que tel ».
A. Jappe, Les Aventures de la marchandise, p. 44-45.
On sait pourtant que la compréhension nominaliste du fétichisme, conçu comme simple superstructure de «dispositifs» idéologiques, linguistiques, imaginaires, épistémologiques, etc. – et que par exemple J.-C. Michéa va rechercher jusque dans l’ «anthropologie pessimiste» de la philosophie politique du XVIIe siècle -, reste la perspective de l’ensemble des critiques actuelles de l’économie, de la «reconnaissance» d’Axel Honneth (La réification. Petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007), en passant par Baudrillard et sa «syntaxe poétique» ou la «décolonisation de l’imaginaire» de S. Latouche, sans parler de ceux qui imaginent qu’il suffirait d’une simple critique de l’économisme pour l’équilibrer avec des paramètres écologiques, politiques ou sociaux, ou d’un rebond de la conscience et de la morale pour que la « baudruche économique » se dégonfle. Ce n'est pas parce qu’on change notre représentation du monde, que le monde change pour autant : ce n’est pas la conscience, l’imaginaire, etc., qui sont colonisés par une vision utilitariste des rapports humains ; c’est bien parce que l’échangisme marchand et son travail abstrait ont partout concrètement colonisé la possibilité même de la vie, que le monde n’est plus celui des représentations renversées, mais celui de la réalité renversée.
Notre époque a besoin d’une grande bouffée d’air frais, qui la revivifie. Vienne le temps où chaque individu, rejetant l’apathie dont tire sa force le pouvoir léthargique qui l’opprime, se change en guerrier sans armure et sans autre arme qu’une invisible force de vie. Qu’il combatte sans relâche pour ce qu’il a d’unique et de plus cher au monde, sa propre existence, vrai champ de bataille où nerfs, muscles, sensations, pensées répondent à la sollicitation de désirs obnubilés par la passion de jouir et que contrarient, refoulent, mutilent et nient les mécanismes d’une économie qui exploite le corps à l’égal de la terre. [Raoul VANEIGEM] Nous qui désirons sans fin
Avant de clore et afin de répondre à tout commentaire, il me semble utile d'ajouter ce petit extrait de la page 3 du deuxième bulletin Sortir de l'Economie
Mais quelle que soit la difficulté à respirer librement dans l’étouffoir de la cocotte minute planétaire qui ne cesse de monter en pression à chaque flambée du pétrole et des matières premières, nous n’avons pas besoin d’attendre d’être sortis de ce monde-là pour commencer à le critiquer sur ces bases, et au-delà des polémiques, ouvrir des débats politiques sur la nature des «compromis alternatifs» proposés et que nous devons passer - on est bien d’accord - avec lui. La rencontre chaotique de ce que nous pensons et ce que nous faisons est à ce prix là, et ce n’est avec le sentiment d’aucun plaisir que nous pouvons critiquer ici des amis, là des personnes respectables et des alternatives dans lesquelles nous avons été ou sommes encore, impliqués. Il s’agit donc en restant constructif et pour ouvrir d’autres champs de lutte possibles, de mettre à jour les insuffisances, les limites mais aussi les possibilités, d’une critique passée et d’un autre faisceau de critiques qui a su ces dernières années se donner une certaine publicité – dans tous les sens du terme.