Un article d'Helmut Creutz
« Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d’air dans un courant régulier d’entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l’entreprise n’est plus qu’une bulle d’air dans le tourbillon spéculatif » John Maynard Keynes
On spécule sur les dessous de la crise financière et économique tout comme on spécule à la Bourse. Comme causes de cette crise financière on nomme aussi bien les crédits immobiliers douteux que les régulations inexistantes des Etats, la fausse politique monétaire des banques centrales que l’avidité des gens. Mais on ne parle presque jamais de la vraie cause qui a déclenché cette crise, à savoir le surdéveloppement permanent des actifs financiers ! Ceux-ci ne sont pas seulement à l’origine des excès actuels et des nouvelles quotidiennes désastreuses mais aussi à l’origine des aberrations sociales et écologiques de nos économies.

Il faut cependant reconduire ces actifs financiers proliférant via des crédits dans le circuit monétaire de l’économie pour assurer l’offre. Cela veut dire que, parallèlement aux actifs financiers, non seulement les endettements ont augmenté mais aussi les flux des intérêts qui doivent toujours être engendrés par l’économie. Mais comme les économies peuvent suivre le rythme de ce surdéveloppement de plus en plus difficilement elles sont en définitive, arithmétiquement parlant, vouées à l’échec.
Déjà dans son rapport mensuel d’octobre 1993 la Deutsche Bundesbank a mis en évidence ce mécanisme de multiplication comme « auto- alimentation constitutive du capital monétaire ». Ce rapport démontrait en outre que les revenus d’intérêts des ménages représentaient déjà à cette époque 80 % des épargnes nouvelles ! C’est-à-dire que les actifs financiers existants se reproduisent en quelque sorte d’eux-mêmes.
L’économiste Bert Rürup a qualifié cette singulière auto-alimentation de «huitième merveille du monde», apparemment sans se rendre compte de l’effet dévastateur de cette «merveille». Car cette redistribution permanente des revenus du travail à la propriété détruit les structures sociales dans les sociétés, et ainsi la paix dans le monde, et par suite d’une croissance économique forcée, l’environnement.
Même les politiques de gauche ou les Verts ne semblent pas voir que tous ces revenus d’intérêts ne tombent pas du ciel mais doivent être supportés par la totalité des citoyens. Car tous les intérêts payés par les emprunteurs entrent comme coûts du capital dans les prix, tout comme les coûts du personnel et des matériaux ! Cela veut dire qu’au moins un tiers des dépenses de tous les ménages va entretemps, via les intérêts, directement et indirectement dans le «pot de redistribution» tandis que la somme des revenus d’intérêts dépend des actifs financiers très différents. Ceux-ci sont pour au moins 60 % entre les mains d’une minorité de seulement 10 % des ménages ! Et cette minorité de ménages gagne ce que tous les autres ménages perdent par ces transferts d’intérêts ! Avec ce mécanisme de redistribution on comprend l’augmentation continuelle des ménages de millionnaires et milliardaires partout dans le monde mais aussi la progression de la pauvreté qu’on constate maintenant, malgré la croissance, même dans les pays riches !
Dans quelle mesure les divergences se sont développées à long terme dans notre société est visible sur la figure 1 ci-dessus. On y voit les taux de croissance annuels des actifs financiers, du PIB et des salaires et traitements nets dans les cinq décennies de 1950 à 2000. Tandis que les taux de croissance du PIB s’élevaient en moyenne dans les années 50 à 9 milliards d’euros et dans les années 90 à 58 milliards, les actifs financiers ont progressé de 13 à 335 milliards d’euros ! Autrement dit, le taux de croissance du PIB a été multiplié en 50 ans par six, celui des actifs financiers par 26 !
La comparaison avec les taux de croissance des salaires et traitements nets est encore plus frappante: Augmentant dans les trois premières décennies après la guerre parallèlement au PIB de 3 à 14 milliards d’euros, ils redescendent à 10 milliards dans la 5ème décennie. Ils ont donc été multipliés en 50 ans seulement par 3 et les augmentations annuelles de 10 Md€ dans les années 90 ne suffisaient même pas à couvrir les charges d’intérêts pour les 335 Md€ de patrimoines financiers qui s’étaient entre-temps constitués.
Si on prend en considération la totalité des produits d’intérêts des banques qui se chiffraient autour de 370 Md€ en 2000, la seule somme des intérêts, répartie sur les 38 millions de ménages, constitue une charge moyenne de 9.700 Euro (= 31 % des dépenses)! Ainsi le facteur des charges d’intérêts était trois fois plus élevé que celui de la TVA qui représentait en 2000 en moyenne 2.820 Euro. A juste titre, l’auteur Gero Jenner qualifie dans son livre « Das Pyramidenspiel » ces charges d’intérêts d’ « impôts pour les riches » qui - déduction faite de l’inflation - profitent seulement à une minorité.
La figure 2 qui représente le développement de différentes grandeurs de revenus de 1991 à 2007, montre, elle aussi, clairement la différence des revenus du travail et du patrimoine. Car, tandis que le PIB dans ces 16 ans augmentait de 58 %, les salaires et traitements n’augmentaient que de 38 % (bruts) et de 30 % (nets) Les revenus de l’activité entrepreneuriale et du patrimoine — lesquels sont constitués en plus des salaires des entrepreneurs avant tout des revenus d’intérêts ou des rendements de capital immatériel — augmentaient par contre de 86% et les intérêts payés par les banques même de 110! Et ces revenus d’intérêts étaient encore nettement limités dans la phase des taux d’intérêt historiquement bas à partir de 1995. Sans ces baisses des taux d’intérêt, les revenus d’intérêts auraient augmenté parallèlement aux actifs financiers de 157% comme le montrent les barres supplémentaires ! Si les derniers groupes s’étaient contentés de la croissance du PIB de 58%, cette croissance aurait été possible aussi pour les salaires.
Revenons à l’actualité: Comme au début de notre période économique les encaisses étaient encore basses, il fallait souvent attendre longtemps l’octroi d’un crédit, souvent accordé en tranches, jusque dans les années 60.
Aujourd’hui la situation s’est renversée: Comme on n’arrive plus à placer les actifs financiers (en constante augmentation) sur les marchés financiers «normaux», les banques sont, depuis la fin des années 80, constamment obligées de recourir, pour les dépôts de leurs clients, à des placements spéculatifs et de plus en plus risqués, donc à utiliser les méthodes qui ont crée des problèmes sur les marchés financiers que nous connaissons actuellement. Et ces spéculations — la conséquence du surdéveloppement des actifs financiers — sont à l’origine des catastrophes actuelles sur les marchés financiers et leurs répercussions sur l’économie réelle En fait ce déroulement correspond assez exactement à celui décrit par Marriner S. Eccles, chef de la FED sous Roosevelt, dans les années 30 :
« Jusqu’en 1929-1930, une gigantesque pompe aspirante avait détourné une part croissante de la richesse produite au profit de quelques-uns... et ainsi enlevé le pouvoir d’achat des mains de la majorité... Mais la production de masse de la société industrielle moderne repose sur la consommation de masse, et celle-ci suppose la répartition de la richesse... pour pourvoir les gens d’un pouvoir d’achat correspondant à la quantité des biens et services produits par l’économie. »
Cette «répartition des richesses » juste et nécessaire est seulement possible si les taux d’intérêt et de rendement descendent vers zéro parallèlement à la saturation de l’économie. Pour arriver à cette baisse des taux d’intérêt en fonction du marché il faut une garantie de circulation de la monnaie par une taxe de détention de l’argent comme elle était proposée par Silvio Gesell au début du siècle dernier et en 1936 aussi par John Maynard Keynes dans son oeuvre principale « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie »
« ... ce moyen constitue sans doute la façon la plus raisonnable d’éliminer graduellement la plupart des caractères choquants du capitalisme. Un instant de réflexion montrera en effet les énormes changements sociaux qu’entraînerait la disparition progressive d’un taux de rendement propre à la richesse capitalisée. Un homme serait encore libre d’économiser le revenu de son travail afin de le dépenser à une date ultérieure. Mais sa richesse capitalisée ne s ‘accroîtrait pas. »
Sans corriger cette faute du système monétaire nous arrivons de plus en plus à un dilemme : ou bien, sans croissance économique, nous aurons un effondrement social, ou bien, avec une croissance économique, un effondrement environnemental
Les destructions partielles des masses d’actifs financiers, vagabondant autour du globe et avides de multiplication, si discutables et lourdes de conséquences soient-elles, sont encore plus supportables que la dernière possibilité de leur destruction inflationniste par des dettes d’Etats, des dépenses d’armement et de guerres! Pour éviter cette radicale alternative il faudrait, enfin, penser à stopper le surdéveloppement des actifs financiers, cette auto-multiplication cancéreuse, inhérente à notre système monétaire ! »
La situation précaire dans nos sociétés n’est pas du tout, comme on l’entend souvent, la conséquence d’exigences excessives des citoyens envers l’Etat Social mais d’exigences toujours plus grandes du capital au Produit National ! Il ne s’agit pas d’abolir l’économie de marché mais de la libérer du capitalisme !
Traduction de l’article de Helmut Creutz paru dans la revue HUMANE WIRTSCHAFT 01/2009:
Le texte original en version pdf est disponible ici
Sinon, je conseille vivement d'aller faire un tour sur le site d'Helmut CREUTZ
LE SYNDROME DE LA MONNAIE: www.lesyndromedelamonnaie.fr
Très instructif et très didactique
Je conseille également la lecture du document MONETARY GROWTH
Si, après cela, certains doutent encore du côté pervers de notre système monétaire, je ne comprends plus.
Bien sûr que l'argent est nécessaire et utile! Mais certainement pas selon son mode de fonctionnement actuel: globalisé, centralisé & frappé d'intérêts! Un mode de fonctionnement devenu contreproductif, destructeur et mortifère.
Page 1 :
Magnifique institution que l’argent ! Mais
bien que nous le connaissions depuis des
millénaires et que nous l’utilisions
quotidiennement, il n’existe rien de
comparable dont nous sachions si peu de
choses.
Page 92 :
« Faites travailler votre argent. »
Personne n’a encore jamais vu l’argent
travailler. Le travail est une activité propre à
l’être humain. L’argent ne travaille pas. Il
est tout aussi stupide d’affirmer que l’argent
peut croître et se multiplier. Plantez un billet
de banque dans un pot de fleur, vous
pourrez toujours attendre avant de voir
pousser de l’argent.
Page 94 :
Il est faux de croire, comme le pensent
aujourd'hui beaucoup de citoyens, qu’on ne
paye des intérêts que lorsqu’on emprunte
de l’argent pour financer l’achat d’une
voiture ou la construction d’une maison.
Les intérêts sont dissimulés dans les prix et
donc à payer tous les jours, également par
ceux qui ne sont pas endettés.
Page 105 :
Imaginez-vous que quelqu’un retire régulièrement, chaque mois, quelques centaines de dollars ou d’euros de votre porte-monnaie. Vous iriez certainement porter plainte. Vous en feriez vraisemblablement de même si, à chaque fois que vous achetez quelque chose, quelqu’un encaissait une certaine fraction du prix d’achat, à la façon des mafiosi. Eh bien, ce qui vous paraît inimaginable est précisément ce qui se pratique chez nous. Chaque jour, à chaque achat, et de plus en plus.
Page 446 :
Notre argent est une invention fantastique
mais tel qu’il est aujourd’hui il finit par
détruire notre monde.