Entretien avec Jean-François NOUBEL
De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions...) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire. En termes techniques, après la généralisation de l’html (protocole informatique qui permet à n’importe quel ordinateur de se brancher sur internet) et de l’http (langage universel du web) qui ont transformé chaque citoyen planétaire en émetteur/récepteur d’informations (au moins potentiel), préparez-vous au prochain protocole du world wide web : appelons-le provisoirement htxx. Grâce à lui, chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies - ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits. Nous avons interrogé l’un des membres du petit groupe qui prépare cette révolution.
Propos recueillis par Mélik N’Guédar
Nouvelles Clés : Avant les années 70, personne n’avait vu venir le micro-ordinateur et les bouleversements qu’il allait apporter. Dans les années 80, qui nous parlait d’Internet ? Aujourd’hui, vous dites que nous sommes à la veille d’un choc aussi grand, concernant non plus l’information, mais la monnaie ?
Jean-François Noubel : Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre. On ne passe pas le déni, la colère, le marchandage, etc. Avant de pouvoir vous parler de l’arrivée des « monnaies libres » (open money), il est indispensable de comprendre deux ou trois choses sur notre système actuel.
Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie. Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.
Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix. Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.
Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme - tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc.
Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi.
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Le projet open money : http://openmoney.org/
Free-Currency ou monnaie libre : http://free-currency.over-blog.com/
Les engagements de Jean-François NOUBEL
Créer une organisation globale mue par la sagesse. Partout les moyennes et grandes organisations ont un cerveau reptilien au niveau collectif (cf. intelligence collective pyramidale. Elles agissent suivant les dynamiques du vivant archaïque : survivre, se reproduire, manger, conquérir, éliminer ou maîtriser l'adversaire, etc. La sagesse collective a toujours été accessible en petit groupe (cercles de sagesses, communautés spirituelles...), aujourd'hui le vivant social essaie de dépasser les limites du nombre (de participants) et de la distance (entre eux). Nous assistons à l'évolution de l'intelligence collective originelle vers l'intelligence collective globale?. Le travail de recherche en ISCC démontre cette tendance et cette possibilité. Plutôt que de simplement observer et en parler en tant que chercheur, je suis également engagé à faire de TheTransitioner.org une organisation globale mue par la sagesse. Il a suffit de faire voler un seul avion pour créer l'aviation, il suffit de créer une seule organisation globale « sage » pour aider l'évolution à s'engager dans cette voie. Il n'est de meilleure force que l'inspiration par l'exemple.
Développer le prochain système monétaire. L'argent, tel que nous le connaissons, contient en lui une architecture qui attise la rareté, la centralisation, la concentration, le secret, la propriétarisation. Issue de l'idéologie de la société victorienne, sa structure n'est plus adaptée aux besoins systémiques du monde d'aujourd'hui (harmonisation entre le local et le global, développement durable, économie du don, sagesse...). La monnaie va subir une évolution fondamentale et évoluer vers les « monnaies communautaires » (community currencies). Chaque collectif pourra créer ses propres monnaies pour sa place de marché. De la même manière qu'il y a aujourd'hui des millions de groupes de discussion, de blogs, de médias, de réseaux sociaux, il y aura des millions de monnaies destinées à faire circuler la richesse au sein de ces collectifs. Le projet open money auquel je participe a pour but de fournir toute la panoplie nécessaire à tout collectif pour se créer sa monnaie en quelques clics. Cela représentera l'évolution la plus importante pour l'humanité dans les prochaines années.
Communiquer, former, échanger. Que ce soit à travers internet ou les moyens classiques, communiquer, former, échanger est essentiel. Courant 2008 j'ai pour objectif de finir mon livre sur l'ISCC.