[Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles]
Walras (1834-1910) est le premier à avoir conceptualisé et décrit analytiquement un marché et posé la question de l’harmonie sociale lorsque des individus échangent. Le premier à avoir posé
mathématiquement la question de la « main invisible » dont Adam Smith et Montesquieu eurent l’intuition : que de l’égoïsme de chacun naît
le bien-être de tous, et, dès lors, une harmonie et une paix sociale. Que le marché est « efficace ». Que le marché donne le maximum de bonheur et de richesse. Que le marché donne le meilleur des mondes parmi les mondes possibles : ce que les économistes appellent l’ « optimum ». La
meilleure situation possible.
A partir de Walras, l’économie devient « pure ». Ses successeurs de l’école néo-classique déclinent le « pur et parfait » à toutes les sauces pour définir le marché, la concurrence, l’information des producteurs et consommateurs, la fixation des prix comme l’équilibre entre l’offre et la demande, les décisions des consommateurs, et surtout celles des capitalistes qui prennent toujours les décisions optimales pour la collectivité.
A cette époque, le protestantisme idéalise la réussite sociale comme « une reconnaissance divine » : les capitalistes obtiennent cette reconnaissance grâce au Dieu Profit car ils savent faire travailler les indolents. Dieu leur a assigné cette mission, et ils ne peuvent la remplir sans accumuler des profits.
Cette théorie du marché « pur et parfait », c’est 99% de la « science » économique. C’est 99% de ce qui est enseigné, de ce qui fonde la politique économique et modèle nos vies comme de vulgaires machines. Cette « théorie » est au cœur de l’idéologie néolibérale : laissez faire, et vous aurez le maximum de richesse et de paix. Pourquoi vouloir réguler quelque chose de « pur et parfait » ? Pourquoi une telle maniaquerie interventionniste qui empoisonne la vie des hommes depuis que le capitalisme les fait manger, boire, penser et dormir ?
L’histoire et les récentes crises et événements confirment-ils ces propos ?
Analysons cela d'un peu plus près...
1. L’essence Divine (Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles)
Walras avait comme image du marché la Bourse,le « marché par excellence ». Un lieu, des offreurs, des demandeurs, des enchères, des prix, mais, surtout, quelque chose d’extérieur au marché un « crieur de prix », l’Etat, l’organisation, le centre, la « loi », l’ordinateur de compensations, la Commission des opérations de Bourse, que sais-je : quelque chose qui n’appartienne pas au marché et qui fixe la règle du marché (par exemple, interdiction d’échanger en dehors de l’équilibre — entre mille autres règles) et les prix. Déjà l’existence de ce « quelque chose » qui annonce les prix hors marché est le «talond’Achille de la théorie » (Arrow, prix Nobel 1972), sa blessure définitive.
Le marché en soi, seul, le marché comme totalité, n’a pas de cohérence. N’a aucune valeur, ni conceptuelle, ni réelle. Avis aux nigauds qui croient que les marchés, laissés à eux-mêmes, ont des humeurs, des vapeurs, et dirigent le monde. Avis à ceux qui croient en la « démocratie des marchés », à la « dure loi des marchés », à la « tyrannie des marchés » et autres nigauderies. Aucun économiste ne conteste cette faille, pas même Friedman, qui raconte en se tapant sur les cuisses que rien n’a été inventé depuis Adam Smith (1723-1790. Oui, vraiment de quoi rire).
Oublions ce « détail » du crieur de prix et de la règle du marché. Admettons que le Saint-Esprit fixe les prix et la règle, amen.
Admettons un monde de concurrence à la Walras-Debreu, un monde d’ « abrutis rationnels » comme dit Amartya Sen (prix Nobel 1998), un monde de « petits paysans qui ne font que des échanges occasionnels » (T. Koopmans, prix Nobel 1975), un monde d’égoïstes primaires, d’ahuris débiles, bornés, occupés à regarder leur nombrils et leurs dilemmes coûts-avantages, n’ayant aucune finesse, intelligence, psychologie, émotion, sympathie, relation d’amitié, de complicité, de ruse, de séduction, d’amour ou de haine avec autrui, ne cherchant jamais à savoir ce que pensent les autres, ignorant tout, les habitudes, les coutumes, les politesses, absolument tout de ce qui les entoure sauf des signaux -les prix-, réagissant encore plus mécaniquement que des chiens de Pavlov et complètement crétins comme des calculettes ou robotisés comme des économistes mathématiciens. Un monde où les individus ont la liberté des « rouages dans la mécanique de l’horloge » (René Passet ; Walras était le grand « horloger du social », ne l’oublions pas). Un monde de gens prédéterminés par l’équilibre déjà à l’équilibre. Et nombreux (la concurrence). Admettons.
2. L’équilibre (Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles)
Il faut pour qu’existe un équilibre, que les
fonctions décrivant les offres et les demandes de ces braves gens, la « loi de l’offre et de la demande » (si un prix augmente, j’en veux moins), satisfassent certaines conditions. Que
sait, au moins, quelqu’un qui ne comprend rien à L’économie ? Que si les prix augmentent, l’offre augmente et si les
prix augmentent, la demande diminue. Et vice versa. C’est « la loi de l’offre et de la demande ». C’est toute la science économique. Debreu a trouvé la forme des fonctions qui
décrivaient « la loi de l’offre et de la demande » et donnait une solution au problème de Walras. Pas plus. Pas moins. Debreu a dit : « Si la loi de l’offre et de
la demande se présente bien, le problème de Walras est cohérent. Il a une solution ». Mais Walras espérait beaucoup plus.
Walras espérait que les marchés (encore une fois, « la loi de l’offre et de la demande » ou de la « main invisible ») conduisaient, guidaient vers l’équilibre. L’harmonie
sociale. La paix civile de Montesquieu.
Mais même si un équilibre existe, qu’est-ce qui dit d’abord qu’il sera unique ? Ensuite qu’ou l’atteindra, bref, que l’offre et la demande conduiraient à l’harmonie collective ?
L’espoir de Walras était que l’équilibre était unique et stable. On y allait, pénard. On parvenait, tôt ou tard, à l’harmonie sociale. Sir John Hicks (prix Nobel 1972) s’est épuisé à chercher des
fonctions qui devaient conduire « naturellement » (eh oui, si le marché est la nature, ce que pense un grand penseur comme M. Minc, notamment, il faudrait que
« naturellement », il aille à l’équilibre) à un équilibre, l’équilibre de concurrence. Il n’y est pas arrivé. D’autres ont essayé et s’y sont épuisés plos rapidement que
lui.
Pourquoi ? Pourquoi les économistes s’épuisaient—ils, en vain, les uns après les autres, à montrer que la loi de l’offre et de la demande », « la main invisible »
animée malgré eux par des individus égoïstes et indépendants, conduisait à l’équilibre ?
La réponse est lumineuse : parce
que le marché ne conduit pas, naturellement, à l’équilibre.
Keynes l’avait pressenti dès 1936. Mieux il avait décrit, et en prenait l’image de la Bourse lui aussi, un système sans équilibre, un perpétuel mouvement de foule.
Un autre économiste, Sonnenschein, a sorti ses confrères de l’impasse en renversant le problème. Il est arrivé à la conclusion que, contrairement à ce que l’on croyait. Il n’était pas possible de
définir « une loi de l’offre et de la demande » correcte, conduisant à un équilibre unique. Il a démontré que l’équilibre pouvait résulter
d’une loi de l’offre et de la demande totalement aberrante. Il en a immédiatement conclu qu’il n’est pas possible de déduire des comportements normaux de nos « idiots
rationnels », des conditions « correctes » sur la forme de leurs offres et de leurs demandes, correctes au sens où ces offres et ces demandes conduiraient, comme le bon sens le
voudrait, à un équilibre.
Conclusion : le
système de Walras n’est pas harmonieux et stable, il est totalement instable. Totalement catastrophique. Explosif ou implosif. S’il existe des équilibres (oui, ça existe, Debreu l’a
démontré), sauf si l’on tombe dessus, on ne les atteint pas. Et si l’on tombe dessus, on s’en éloigne. Si les mots « marché » et « loi de l’offre et de la
demande » ont un sens, ils signifient bizarreries, aberrations, déséquilibre, indétermination, destruction, pagaille, capharnaüm. Bordel. Le marché est un vaste
bordel.
Debreu a confirmé les résultats de Sonnenschein. Comme souvent en recherche, leurs résultats ont été produits en même temps. C’était à la fin des années 70.
Il y a vingt ans que l’on sait que le modèle de concurrence est dans une impasse totale et qu’il n’en sortira jamais.
3. La concurrence parfaite (Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles)
Malgré tout, les économistes font « comme si ». Ils font comme si plus de concurrence allait nous approcher petit à petit du système idéal de Walras. C’est ce que le commun des mortels pense : 80% de concurrence c’est mieux que 30% de concurrence. FAUX. Le système idéal de Walras, c’est tout ou rien. C’est 100% ou rien. Lipsey et Lancaster (1956) l’ont démontré, il y a de fortes chances qu’un système concurrentiel à 30% soit plus efficace qu’un système à 80%. Pourquoi alors des barrières douanières, des prix d’intervention, des prix contrôlés, des subventions, des règles ou contrôles sur les stocks ou les prix (PAC, GATT, OMC, etc.)? D’un côté on prône l’ouverture des marchés et la libre concurrence, de l’autre on régule, on se protège ? Faudrait savoir ? Le marché est « pur et parfait » oui ou non ?
Lipsey et Lancaster, nous apprennent donc que pour qu’il soit « pur et parfait », le marché doit être totalitaire. Le marché est un tout. Il est insécable et toute politique interventionniste nous éloigne de cette « perfection ».
En réalité, le marché de la concurrence parfaite n’a rien à voir avec le marché des oligopoles. Les règes de fonctionnement ne sont pas les mêmes.
Sur un plan purement théorique, la concurrence parfaite s’exerce pour des produits et services totalement semblables, alors que le principe même des oligopoles est d’introduire des produits et des services différents, protégés par des brevets, par des marques et par des licences à long terme.
Sur un plan pratique, cette libre concurrence s’exerce - par secteur – entre une vingtaine de grands groupes – a l’échelle mondiale – qui se retrouvent systématiquement en face à face sur les marchés juteux des appels d’offres, et/ou qui se protègent grâce à des contrat léonins signés avec l’Etat et avec les Collectivités. A titre d’exemple, les contrats de fermage pour l’eau avec des contrats de trente ans sont protégés par des indemnités de ruptures surévaluées.
Par contre, les lobbyings de chaque groupe sont solidaires avec leurs syndicats professionnels pour réclamer et pour obtenir de nouvelles normes, et surtout de nouveau gâteau à partager.
Les principes et les pratiques des oligopoles sont pudiquement qualifiés de « concurrence monopolistique », mais l’Union Européenne parle toujours de « libre concurrence ».
4. Un peu d'histoire (Ha-Joon CHANG, Leçons d'histoire pour libre-échangistes)
Contrairement aux idées reçues, l'avance technologique de la Grande-Bretagne, qui lui permit de se convertir au libre-échange, avait été acquise « à l‘abri de barrières tarifaires élevées, maintenue sur une longue période », comme l'écrivit le grand historien de l'économie Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l'histoire économique). C'est pour cette raison que Friedrich List, économiste allemand du XIXème siècle, considéré à tort comme le père de l'argumentation en faveur de la protection des «industries naissantes», fit valoir que les prêches britanniques en faveur du libre-échange faisaient penser à celui qui, parvenu au sommet d'un édifice, renvoie l'échelle à terre d'un coup de pied afin d'empêcher les autres de le rejoindre (« kicking away the ladder »).
C'est seulement après la seconde guerre mondiale, leur suprématie industrielle étant fermement assurée, que les Etats-Unis libéralisèrent leurs échanges commerciaux (moins franchement, toutefois, que les Britanniques au milieu du XIXème siècle) et commencèrent à se faire les champions du libre-échange, démontrant à leur tour la validité de la métaphore de List. Ulysses Grant, héros de la guerre de Sécession et président des Etats-Unis de 1868 à 1876, avait anticipé cette évolution «Pendant des siècles, l'Angleterre s'est appuyée sur la protection, l'a pratiquée jusqu'à ses extrêmes limites, et en a obtenu des résultats satisfaisants. Après deux siècles, elle a jugé commode d'adopter le libre échange, car elle pense que la protection n'a plus rien à lui offrir. Eh bien Messieurs, la connaissance que j'ai de notre pays me conduit à penser que, dans moins de deux cents ans, lorsque l'Amérique aura tiré de la protection tout ce qu'elle a à offrit; elle adoptera auss le libre-échange » (John Garratay et Mark Carnes, The American Nation. A History of the United States).
Il est piquant de noter que ce sont les deux puissances anglo-saxonnes - censées être les bastions du libre échange - et non pas la France, l'Allemagne et le Japon, pays considérés comme les tenants de l'interventionnisme étatique, qui utilisèrent le plus agressivement les protections tarifaires.
Si les protections tarifaires constituèrent un ingrédient crucial des stratégies de nombreux pays, elles n'en furent pas pour autant la seule
composante, ni nécessairement la plus importante. De nombreux autres outils ont été utilisés à cet effet : subventions aux exportations, allègement de droits de douane pour les importations
nécessaires aux exportations, octroi de monopoles, cartels, crédits sur mesure, planification des investissements et des flux de main-d'œuvre, soutien à la recherche et développement, promotion
d'institution favorisant le partenariat public-privé, etc.
5. Le Marché, une religion ?
Point besoin d’être grand clerc pour voir dans l’économie orthodoxe, la loi de l’offre et de la demande et le libéralisme idéalisé une utopie, comme le communisme, et comme lui une religion avec ses fidèles, ses papes, ses inquisiteurs, ses sectes, son rituel, son latin (ses maths), et peut-être un jour, rêvons, son Pascal et son Chateaubriand.
Le marché est omnipotent, omniprésent et ubiquitaire. Le marché, être de raison supérieur, substance
immanente et principe des êtres – « vous n’êtes qu’un raisonnement coût-bénéfices » (Becker, Prix Nobel) -, cause transcendante créant le monde, et qui a tous les attributs de la
divinité, y compris le destin : personne ne peut échapper au marché (« les prix disent tout ce que nous savons et tout ce que nous ne savons pas » - Hayek, prix Nobel d’économie
1974).
6. Culte de la croissance (Paul ARIES, Objectif décroissance, vers une société harmonieuse)
Il n'est pas tout a fait correct de penser que la société actuelle n'a plus de sacré. Il n'y a pas disparition du sacré mais inversion du sacré et du profane:
- avec profanation de ce qui était considéré sacré, comme certaines valeurs: la liberté, l'égalité, la générosité, le génome humain, le caractère non marchand du vivant, etc.
- avec sacralisation du profane: la technique, l'argent, l'idéologie de "la gagne", la croissance économique, etc.
Dénoncer le matérialisme de la société, c'est penser le religieux en termes religieux (et non scientifiques): il y a une religiosité du marché avec ses temples de la consommation, ses instruments de culte que sont le linéaire, les chariots, sa liturgie publicitaire, ses grands prêtres économistes nobélisés, son Crédo du pouvoir d'achat, son calendrier "solidaire", etc. Et il y a une religiosité de la finance avec son temple de la bourse, ses instruments de cultes que sont les écrans, les graphiques et l'électronique, sa liturgie du gain, ses grand prêtres financiers, son Crédo du bon investisseur, etc.
Source :
Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles
Junon MONETA, Le néolibéralisme ? Un très vieux système… Pourquoi faut-il le combattre ?...
Paul ARIES, Objectif décroissance, vers une société harmonieuse
Ha-Joon CHANG, Leçons d'histoire pour libre-échangistes