La pratique du taux d’intérêt monétaire est un sujet particulièrement épineux qui a déjà fait couler beaucoup d’ancre et de sang. Pour tenter de comprendre, nous allons commencer par les arguments du POUR de Thomas d’AQUIN et de Frédéric BASTIAT, poursuivre par les arguments du CONTRE d’Helmut CREUTZ et Bernard LIETAER et terminer par une brève conclusion.
Petit extrait du cours de Fabrice MAZEROLLE « Histoire des faits et idées économiques ».
Abordé initialement par ARISTOTE et PLATON, Thomas d’AQUIN (1225-1274) s’interroge sur la légitimité du taux d’intérêt. Sa pratique est en effet assez contraire aux préceptes de l’église (et des autres religions monothéistes) qui condamnait l’usure. Mais l’église elle-même avait parfois besoin d’argent et elle était prête à payer des intérêts pour obtenir des usuriers les sommes dont elle avait besoin. Thomas d’AQUIN a donc développé l'argument suivant: « si quelqu'un prête de l'argent, il se prive de la somme qu'il prête, il a donc droit à une compensation ». Donc, il peut stipuler un dédommagement dans le contrat de prêt. Il doit cependant s’agir d‘une juste compensation et dans ce cas, on l’appellera un taux d’intérêt. Longtemps après Thomas D‘AQUIN, d'autres arguments ont été avancés pour justifier le prêt à intérêt. Les principaux d‘entre eux sont:
L'argument du risque : celui qui prête de l'argent prend le risque de ne pas être remboursé. Donc il a droit à ce titre d'exiger une prime de risque, à condition qu'elle ne soit pas excessive.
L'argument du manque à gagner : celui qui prête de l'argent se prive de la possibilité d‘utiliser cet argent de façon productive (par exemple en l‘investissant dans l‘achat d‘un troupeau de bestiaux). Donc il aurait droit à ce titre d'exiger une compensation pour ce manque à gagner.
Donc petit à petit, les esprits allaient admettre la notion d'intérêt et de profit et le capitalisme et l'économie de marché allaient pouvoir se développer.
La gestion du risque c’est le rôle premier des banques. Pour tout prêt d’argent, les banques prennent des garanties et sont supposées supporter le risque. Dans la finance, tout est une question de gestion du risque. Plus vous prenez des risques plus vous pouvez gagner ou perdre, moins vous prenez de risques, moins vous pouvez gagner ou perdre. Mais comme on peut le constater aujourd’hui via les subprimes, titrisation et artifices financiers, il est possible de vendre le risque. Ce risque est en plus vendu en prétendant qu’il est sans risque !
Reprenons ici, le premier principe de Frédéric LORDON dans son livre « Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières ». Le contrôle des risques est une chimère. La carence des modèles devrait être maintenant suffisamment évidente pour qu’il ne soit plus question de laisser les opérateurs prendre des positions risquées en se berçant de l’idée que leur évaluation est parfaitement maîtrisée. Si la finance quantitative n’est pas accidentellement mais essentiellement incapable de donner les indications qu’on attend d’elle, il faut en tirer la conclusion qui s’impose : les prises de risques ne pouvant être réellement appréciées, il faut en limiter a priori, et sévèrement, la formation.
Ainsi, il est impératif de reprendre le contrôle (au niveau institutionnel mais aussi personnel) sur nos élans insatiables d’égoïsme primaire :
- assurer une traçabilité des produits financiers
- interdire les titrisations
- taxer toutes les transactions à destination de paradis fiscaux
- séparer les banques d’affaires et de dépôts (Glass-Steagall Act)
- ne permettre qu’une session boursière par semaine afin de minimiser les spéculations et effets d’annonces.
Bien sûr, cela ne se fera pas sans grincement de dents. L’atteinte aux libertés individuelles et à la libre expression sera forcément invoquée. Gouvernés par l’argent, les obstacles sont légion. Il ne faut cependant jamais oublier que l’économie peut parfaitement fonctionner sans finance débridée avec une nouvelle politique monétaire bien menée.
L’argument du manque à gagner, me semble légitime s’il est circonscrit dans le temps et s’il reste accompagné d’un débat ouvert entre prêteur et emprunteur.
Un autre débat sur la pratique du taux d’intérêt qui vaut le détour est celui sur la gratuité du crédit entre PJ PROUDHON et F BASTIAT du 22 octobre 1849 au 7 mars 1850.
D’après moi, la méprise principale de BASTIAT se situe dans son postulat du service pour de l’argent prêté. C’est un postulat qui ne vaut que si l’on considère l’argent comme une chose tangible immuable à vocation universelle et au dessus de tout le reste. On constate aujourd’hui l’ampleur des dégâts de ce postulat (Cfr. Article « principe d’équivalence universel »). Il faut le dire et le répéter, l’argent est une convention propre aux sociétés humaines ! Lui conférer une convertibilité universelle avec possibilité d’acheter tout ce qui peut s’entendre, se voir ou s’imaginer, n’est-ce pas déjà un pouvoir divin? Et en sus de ce pouvoir nous lui conférons une possibilité d’auto-accroissement et d’auto-valorisation par le truchement du taux d’intérêt !?
Pour tenter de comprendre, la lettre deux de BASTIAT datée du 12 novembre 1849 est assez explicite : « Ainsi, nous étions d'accord tout à l'heure sur ce point, que l'emprunteur doit quelque chose en sus de la simple restitution. Accordons-nous maintenant sur cet autre point, que ce quelque chose est susceptible d'être évalué, et par conséquent d'être acquitté, selon la convenance des contractants, sous une des formes quelconques que peut affecter la valeur.
La conséquence qui s'ensuit, c'est que, à l'échéance, le prêteur doit recouvrer:
1° La valeur intégrale prêtée;
2° La valeur du service rendu par le prêt. »
BASTIAT précède cette déduction d’un paragraphe qu’il convient de ne pas manquer : « Je suis cordonnier. Mon métier doit me faire vivre; mais pour l'exercer, il faut que je sois logé, et je n'ai pas de maison. D'un autre côté, vous avez consacré votre travail à en bâtir une; mais vous ne savez pas faire vos souliers ni ne voulez aller pieds nus. Nous pouvons nous arranger: vous me logerez, je vous chausserai. Je profiterai de votre travail comme vous du mien; nous nous rendrons réciproquement service. Le tout est d'arriver à une juste évaluation, à une parfaite équivalence, et je n'y vois d'autre moyen que le libre débat. »
Cette dernière phrase est essentielle : « Le tout est d'arriver à une juste évaluation, à une parfaite équivalence, et je n'y vois d'autre moyen que le libre débat ». Le libre débat est en fait opposé au « principe d’équivalence universel ». Le cœur du problème réside justement dans le fait qu’il n’y a plus débat ! L’accord simple et démocratique entre deux parties est occulté par l’acceptation tacite d’un principe suprême auquel il est impossible de déroger. L’argent est devenu une autorité centrale, dématérialisée et omnipotente qui décide tout ! La main invisible et l’argent universel décide de l’ensemble de nos faits et gestes. Une autorité sans tête, « jamais élue, jamais responsable et jamais coupable » (Junon MONETA dans « Le Néolibéralisme ? Un très vieux système, pourquoi faut-il le combattre ? »).
Ajoutons encore ce passage de la lettre 12 de BASTIAT
Mais, pour être compris, j'ai besoin, au risque de me répéter, d'établir quelques notions fondamentales sur le crédit. Le Temps est précieux. Time is money, disent les Anglais. Le temps, c'est l'étoffe dont la vie est faite, dit le Bonhomme Richard.
C'est de cette vérité incontestable que se déduit la notion et la pratique de l'intérêt.
Car faire crédit, c'est accorder du temps. Sacrifier du temps à autrui, c'est lui sacrifier une chose précieuse, et il n'est pas possible de soutenir qu'en affaires un tel sacrifice doive être gratuit.
A dit à B: Consacrez cette semaine à faire pour moi un chapeau; je l'emploierai à faire pour vous des souliers. — Souliers et chapeau se valent, répond B, j'accepte.
Un instant après, B s'étant ravisé dit à A: J'ai réfléchi que le temps m'est précieux; je désire me consacrer à moi-même cette semaine et les suivantes; ainsi, faites-moi les souliers tout de suite, je vous ferai le chapeau dans un an. — J'y consens, répond A, mais, dans un an, vous me donnerez une semaine et deux heures.
Je le demande à tout homme de bonne foi, A fait-il acte de piraterie en plaçant une nouvelle condition à son profit à côté d'une nouvelle condition à sa charge?
Ce fait primitif contient en germe toute la théorie du crédit.
Je sais que, dans la société, les transactions ne sont pas aussi simples que celle que je viens de décrire, mais elles sont identiques par leur essence.
Pour BASTIAT, lettre 14, l'intérêt est légitime, utile, indestructible, de même essence que toute autre rémunération, profit ou salaire; — la juste récompense d'un sacrifice de temps et de travail, volontairement allouée à celui qui fait le sacrifice par celui qui en profite; — en d'autres termes, que le prêt est une des variétés de la vente.
Beaucoup pensent que seuls ceux qui empruntent payent des intérêts. Or, à lire les analyses pointues d’Helmut CREUTZ, il apparait qu’il n’en est rien. Tout le monde, quel qu’il soit, à tous les échelons de la production et de la consommation paye des intérêts. Pour être en mesure de rembourser leurs emprunts chaque agent économique (Etat, Individus, Entreprises) est obligé de majorer son prix d’un certain pourcentage. D’après une étude réalisée en Allemagne, il semblerait que ce pourcentage s’élève en moyenne à 30-40%. « En Allemagne, les intérêts représentent 12% du coût des déchets, 38% dans le prix de l’eau et 77% dans les prix de location des logements publics. L'intérêt bancaire représenterait en moyenne 30 à 40% du prix des produits hors taxes» [1].
Par ailleurs, si tout le monde sans exception paye effectivement des intérêts on peut penser que le système est juste et normal. Ici encore, CREUTZ nous démontre le contraire par une autre étude réalisée en Allemagne. Si on répartit la population allemande en dix groupes, on constate que chaque groupe reçoit et paie des intérêts. Par contre, 10% de la population reçoivent la quasi-totalité des intérêts, alors que 80% de la population paient deux fois plus d’intérêts qu’ils n’en reçoivent. La somme redistribuée aux détenteurs de plus 500.000€ de patrimoine représente un milliard d’euros par jour [1].
[1] [Helmut CREUTZ] cité par [Margrit KENNEDY] dans Pourquoi avons-nous besoin d'innovations monétaires? Trois erreurs courantes, trois conséquences probables, trois solutions possibles
L'un des avantages de l'intérêt monétaire c'est qu'il génère d'importants revenus pour ceux qui créent la monnaie. L'inconvénient, et qui n'est pas des moindres, c'est que les intérêts sont à l'origine d'un transfert de la valeur des emprunteurs vers les possédants: les intérêts contribuent d'une manière certaine à la concentration du capital. De fait, l'économie d'intérêts a tendance à favoriser l'investissement sur l'argent lui-même. En outre, l'économie d'intérêt met l'accent sur les gains à court terme. Une monnaie sans intérêt présente l'avantage de faire circuler la monnaie. Ce genre de monnaie favorise les gains à long terme, puisqu'une bonne circulation de la monnaie garantit des gains importants qui peuvent être consacrés à l'investissement.
[Bernard LIETAER], Monnaies régionales, p. 137
Comme on peut le constater, la pratique du taux d’intérêt n’est pas forcément juste et légitime. Dans notre système monétaire, l’argent appelle l’argent : ce sont toujours les plus riches, les plus gros détenteurs de capitaux, qui peuvent s’en mettre plein les poches pendant que d’autres travaillent. En réalité la pratique du taux d’intérêt réalise un transfert constant des richesses du travail vers le capital.
Un prix comprend donc non seulement les salaires, l’amortissement des outils de production, les matières premières, les taxes (TVA, impôts) mais aussi l’intérêt. La TVA est une taxe publique pour le bien public (école, hôpitaux, transports). L’intérêt est une taxe privée pour le bien privé (George SOROS, John D. ROCKEFELLER, Albert Frère, Lakshmi MITTAL).
Imaginez-vous que quelqu’un retire régulièrement, chaque mois, quelques centaines de dollars ou d’euros de votre porte-monnaie. Vous iriez certainement porter plainte. Vous en feriez vraisemblablement de même si, à chaque fois que vous achetez quelque chose, quelqu’un encaissait une certaine fraction du prix d’achat, à la façon des mafiosi. Eh bien, ce qui vous paraît inimaginable est précisément ce qui se pratique chez nous. Chaque jour, à chaque achat, et de plus en plus.
[Helmut CREUTZ], Le syndrome de la monnaie, p. 105
A la base, la taux d'intérêt semble être justifié par la pratique d'un travail antérieur. Les exemples de BASTIAT en attestent assez bien, notamment celui de l’échange de chapeaux et de souliers dont il était question ci-dessus ou encore celui de l’organisation des hommes primitifs au début de sa 14ème lettre. BASTIAT termine son exemple en disant : « Depuis, les relations sociales se sont bien compliquées. Le capital a pris mille formes diverses: les transactions ont été facilitées par l'introduction de la monnaie, des promesses écrites, etc., etc.; mais à travers toutes ces complications, il est deux faits qui sont restés et resteront éternellement vrais, savoir:
1o Chaque fois qu'un travail antérieur et un travail actuel s'associent dans l'œuvre de la production, le produit se partage entre eux, selon certaines proportions.
2o Plus le capital est abondant, plus sa part proportionnelle dans le produit est réduite. Et comme les capitaux, en augmentant, augmentent la facilité d'en créer d'autres, il s'ensuit que la condition de l'emprunteur s'améliore sans cesse. »
Que ne faut-il pas entendre? Ainsi l’homme démiurge se serait affranchi du temps qui passe ? Chimère ultime d’un égo surdimensionné se traduisant par un inéluctable creusement d’inégalités sociales et par la dégradation d’un environnement avec lequel nous ne sommes plus du tout en équilibre.
Il est par ailleurs essentiel de bien distinguer le capital commercial du capital spéculatif qui n’existait pas en 1850. Capital spéculatif qui ne reflète en rien un travail antérieur ! Alors que le PIB mondial (consommation des Etats) est estimé à 50 mille milliards de dollars, et l’ensemble du commerce mondial à 10 mille milliards, les produits dérivés (qui servent essentiellement de couverture aux dettes et crédits entre banques) ont atteint l’équivalent de 500 mille milliards de dollars. Respectivement 10% et 2% de cette somme astronomique suffisait à financer la consommation et le commerce de l’ensemble de la planète ; tout le reste est utilisé pour des stratagèmes qui consistent à faire de l’argent avec de l’argent.
Avant de clore, il me semble important de ne pas trop diaboliser les banques, comme les chinois ou les américains d’ailleurs ! Les banques, comme les agriculteurs et comme nous tous, sommes victimes du système. Nous sommes tous victimes d’un système avide et égoïste, traduction directe de notre Moi profond qui prend ses rêves pour la réalité. Coincées dans la logique du système, les banques, poussées par les exigences croissantes de rentabilité financière des grands détenteurs de capitaux, n’ont eu d’autre choix que de se prostituer en vendant le risque qu’elles étaient censées supporter. Alléchées par l’appât du gain, les banques sont devenues des traders fous. Elles et tout le système ne privilégie que le rendement sur capital sans distinction aucune du type de capital. Propre ou sale, légitime ou non, peu importe, tout est bon pour faire du profit.